Elle parlait d'elle au passé. Cela m'avait frappé dès ses premières paroles. Je, tu, il , son passé : décomposé. Avait-elle souffert au point de mourir d'une vie qui n'était plus la sienne aujourd'hui ? J'aurai tant voulu que ce soit ça, qu'elle ait accédé à sa renaissance, une existence joyeuse au moins, sinon sereine. Mais, dans ses yeux, pas l'ombre d'un sourire hélas. Non qu'elle fût triste : douce elle était, sincère elle était, je n'en doutait absolument pas. Et pourtant quelque chose me manquait à cet instant, quelque chose qui manquait à sa parole. Cette lumière attendue au coin de l'œil, au coin des lèvres, une étincelle de joie, la joie de vivre la rencontre que nous partagions… Une parole amoureuse qui ne soit pas plus dans le regret que dans l'espoir, une parole qui soit présence, joie d'être. Une parole qui soit comme un « je suis bien, là, avec toi », ne demandant pas plus à la vie que ce moment partagé, un morceau de bonheur grappillé, d'innocence.
Son regard c'était le sourire oublié. Comme si le fil de marionnette destiné à lui donner de l'expression manquait. Jamais réparé. Le visage que j'avais en face de moi, je l'imaginais, radieux : il n'y manquait presque rien. Il y manquait presque tout : un soleil éteint, une lampe sans huile, une fleur sans eau. Un cœur emprisonné, un cœur fossilisé, figé. Voilà ce qu'était son sourire, oublié…
J'aurais voulu la poser, ma main, sur son cœur, pour le sentir battre. Ma main effleurant son sein, sans intention, puis la paume se collant à l'emplacement supposé du cœur. J'aurais voulu qu'elle y sente la chaleur de ma main, quelle le sente, son cœur, son cœur oublié… J'aurais voulu voir cette chaleur, cette sensation remonter comme la sève de l'arbre jusqu'à son visage, voir la flamme se rallumer dans ses yeux, la voir, Elle, s'illuminer, et son sourire oublié, l'oublier…
Pierre Juste, "Clairières amoureuses"
oeuvre déposée
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