Elle est dans la lumière de mon regard, le faisceau éblouissant de mes phares. Au milieu de la route, comme seule au milieu du monde, là devant moi, rayonnante. A vrai dire je ne sais qui de nous deux s'illumine quand nos corps se frôlent, nos regards se croisent. Moi dont le visage s'éclaire la sachant là. Ou bien « elle », que je crois plus lumineuse quand je la regarde et qu'elle le sait. Entre nous pourtant rien de charnel, à peine des baisers sur les joues, comme on en gaspille tant. D'un côté mon amour comme un tsunami de tous les jours, du sien pas même la gêne de se savoir aimée d'un homme, désirée. La gêne que j'aurai imaginée chez une femme aimée d'un homme qui n'est pas « le sien ». Presque rien et surtout pas un sentiment amoureux. Une amitié, juste cela, déconcertée, sans retenue, abandonnée à mes bras tremblants, mais pas de l'amour. Et pourtant mes sentiments à son endroit sont chaque jour un peu plus fous, dans ce qu'ils ont d'indomptables, de vains : conquête sans territoire, bataille sans combat, jamais et donc sans défaite ni victoire.

Mon amour pour elle se perd dans le brun de ses grands yeux qui ne le repoussent pas, l'étonnant à peine. Je dirais que cela l'amuse sans qu'elle n'y mette rien d'un jeu pervers ou cruel. Incapable d'amour pour quiconque et à commencer pour elle-même, je la crois désemparée par les sentiments qu'elle m'inspire et dont elle est incapable de rendre le dixième. Mais elle sait qu'elle ne me doit rien, moi qui ne lui demande rien, lui rendant grâce de m'avoir conservé son amitié. L'aimer se devait d'être gratuit. Un billet d'amour sans monnaie à rendre. Réussir à aimer avec désintéressement presque. Ne pas être dans l'attente d'être aimé. Je t'aime et je ne te demande rien, mon amour.

Tout me chavire en elle et c'est insupportable. Je suis comme un morceau de ferraille devant un aimant, comme la fatalité devant le destin : deux victimes involontaires de l'existentiel, qui ne pouvaient pas seulement se croiser. Les paroles que nous échangeons lors de rares moments d'intimité sont comme des lanternes tenues à bout de bras dans nos nuits respectives, des ombrelles dans nos jours brûlés de silence. Sa seule présence me rassure, quand bien même je la sais plus fragile que moi peut-être et perdue sur le chemin de vivre. Mon cœur prenant le sien par la main à défaut de battre de concert. Nos cœurs sur le sable, leurs battements comme les soubresauts d'un poisson sorti de l'eau et jeté là. Nos cœurs les yeux dans les yeux, sans chair, sans sexe.

« Est-ce de l'amour ? » avait-elle dit quand n'y tenant plus, comme à bout de forces, je m'étais ouvert à elle de mes sentiments. La foudre elle-même n'aurait pas creusé un trou plus béant en moi, un cratère ayant sa forme exacte pour qu'elle s'y glisse sans peine. « Je ne sais pas quoi dire » avait-elle ajouté. Elle me bouleversait, elle qui n'avais jamais cherché à me séduire. Avais-je cherché à l'être ? Un irréductible besoin d'amour m'avait-il versé dans son cœur ? Nous nous étions « rencontrés »,  nos cœurs qui s'étaient ouverts l'un en face de l'autre, comme deux huîtres perlières où brillait un trésor. Et plus rien ne pouvait être comme avant. Je me reconnaissais dans ce qu'elle m'avait permis d'entrevoir au fond de son cœur , et alors ? Nous étions en tous cas du même voyage, dans le même wagon de voyageurs, depuis longtemps sans le savoir, et aujourd'hui nous nous retrouvions dans le même compartiment, seuls. Je partageais une planète que j'avais cru définitivement déserte, et cette femme vibrait d'une énergie puisée aux mêmes sources de lumière, je ressentais cela et je ne pouvais pas lutter.  Je n'acceptais pas de devoir lutter. J'aurai voulu sur le champs tout quitter pour la mettre au centre de mes jours. Pourtant, ne pas être amoureuse de moi était peut-être le plus beau cadeau qu'elle put me faire : pas de dénouement, pas d'orgasme, rien qui ne puisse un jour commencer à ressembler au désamour, à la fin de l'amour, au commencement inéluctable de sa fin. Je serai éternellement dans les prémices, dans le « tomber  amoureux », le début d'une histoire qui n'existe pas.

Me trompais-je ? Tomber était le synonyme de trébucher. Les aveugles trébuchent. Les amoureux aveuglés par la passion trébuchent. Je m'en rendais compte. Nos vies étaient faites, étaient ce qu'elles étaient, et nous ne faisions que nous croiser, précisément le croisement de deux trajectoires  presque parallèles, mais pas tout à fait : elle se rejoignaient, se chevaucheraient un certain temps, avant imperceptiblement de se séparer, puis de s'éloigner l'une de l'autre. Satellites dans leur course folle, lancés dans l'univers. Nous en étions là. C'était l'épreuve que nous aurions à vivre puisque son départ était déjà annoncé. Des circonstances allaient comme par hasard l'éloigner de moi, comme pour être sûr, encore, d'avoir compris ce qu'était le non-attachement. Il fallait vivre ce moment de vie qui nous était donné, profiter de l'instant présent, s'enrichir de cette rencontre, y puiser l'énergie de l'autre et s'en servir pour grandir, en jouir, et nous en étions incapables. J'étais prêt, elle ne l'était pas. Ou peut-être était-ce l'inverse. Chaque jour, la grâce et le désastre.


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Pierre Juste, "Clairières amoureuses"
oeuvre déposée
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