Ton absence m'était soudain difficile. Qui donc m'avait quitté ? L'amante, la sœur, ou bien la mère ? Il manquait tout à coup à ma vie sa part féminine. Ou peut-être était-ce ma part de féminin dont tu faisais un miroir qui n'osait plus se montrer. Livré à un moi-même incomplet, j'étais comme déséquilibré et perdu. Seul.

« Abandonne-toi » m'avais-tu dit pour seul adieu. Que me reprochais-tu ? Pas même de l'égoïsme. Au contraire ne me demandais-tu pas plus d'affirmation, cesser de me retenir, enfin me livrer ? Me lâcher ; livrer qui j'étais, tel que j'étais… En ne sachant pas m'aimer, c'est toi que je n'avais pas su aimer. Infirme du cœur, il semblait que la contagion pouvait aller de soi à l'autre.

En t'aimant trop, j'oubliai de me rendre aimable. Ce qui a mes yeux aurait été surréaliste, tu l'avais attendu depuis le début. Tu avais longtemps attendu le miracle, et il n'était pas venu. Depuis le premier jour de notre rencontre tu luttais contre cette impossible idée : te savoir impuissante à ma rédemption, à toute rémission du mal qui rongeait mon cœur. Comme une sainte pourtant, tu avais espéré me voir guérir, oui un fol espoir dans tes pensées comme des prières répétées chaque soir en silence, veillant sur mon premier sommeil. Sans doute le fruit miraculeux qu'était ta patience avait-il viré en découragement. Un fruit gâté par l'attente trop longue, un amour pourrissant. Infirme sans infirmière. Ou plutôt infirme d'une infirmière sans remède, d'une infirmière à mon chevet refaisant chaque jour, chaque nuit le pansement, autour de mon cœur purulent. Infirmière voyant ses efforts vains, impuissante finalement,
cessant l'acharnement, reconnaissant sa défaite contre la maladie incurable. Acceptant la mort de l'espoir et par là même la mort de l'amour. Acceptant ma mort dans ta vie.

Et maintenant  en lieu et place du cordon ombilical qui me reliait à toi, comme un poignard dans le ventre, une brûlure. Quelque chose comme la peur de l'abandon, d'être livré à moi-même, de ne plus dépendre que de ma propre affection. Impuissant non pas de sexe mais d'amour. La sainte quittait le moine. La sœur oubliait le frère, la mère abandonnait l'enfant, l'amante son soupirant et ses soupirs. Solitude, infiniment. Mon cœur comme un îlot désert battu des vents. Et le pur-sang du cœur gagné par la folie, écumant, cavalant sans arrêt d'une rive à l'autre sur cet atoll oublié et sans issue, sans comprendre que cet endroit serait sa tombe, pris au piège d'une solitude sans autre extrême, d'un abandon sans mesure. Pris au piège de lui-même. En perdant ton amour, je perdais aussi la raison.

Y avait-il la place pour un espoir de reconquête ? Je te versais déjà comme en dédommagement une pension de mots qui me coûtaient terriblement. Une lettre d'amour par jour, et sans doute n'était-ce pas assez comme pénitence. Ces lignes d'écolier puni venaient du fond du cœur. Mais croyais-tu qu'il soit encore possible que je trouve quelque chose au fond de mon cœur ?


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Pierre Juste, "Clairières amoureuses"
oeuvre déposée
http://pierre.juste.free.fr